Le troisième royaume bulgare: les fatalités de l’histoire bulgare

A la fin du 19ème siècle, une Bulgarie nouvelle émerge donc, libérée d’un esclavage cinq fois séculaire. La guerre russo-turque de 1878 s’était rapidement terminée par la défaite des armées du sultan et le traité de paix signé à San Stefano, près d’Istanbul, crée une principauté indépendante dans les frontières historiques de son peuple.
Le but proclamé par l’Empereur de Russie Alexandre II était de faire cesser les massacres des populations chrétiennes par les bachi-bouzouks. Mais les grandes puissances, obsédées toutes par ce qu’on appelait la question d’Orient, n’ont voulu y voir que le danger d’une avancée russe vers les Détroits. La même année, à l’instigation de la Grande-Bretagne, un Congrès international fut réuni à Berlin, présidé par le prince Bismarck, dans le but de s’opposer à l’expansion de la Russie, en rétablissant l’autorité de la Sublime Porte.
Le Congrès aborda un ensemble de questions concernant les pays balkaniques, leur indépendance et les frontières de la Serbie et de la Roumanie, la remise de la Bosnie-Hérzégovine sous administration de l’Autriche, la cession à la Russie de la région arménienne de Kars, Ardahan et Batum, l’attribution de la Bessarabie à la Roumanie, etc… Quant à la Bulgarie, le traité commence par régler son sort. Le résultat fut une tragédie nationale.

Un pays amputé

La Bulgarie créée à San Stefano fut annihilée et démembrée avant même de commencer son existence d’État indépendant. Le Congrès procéda à un triple dépeçage de son territoire. Il fut coupé en deux parties et seule la moitié nord fut érigée en une principauté minuscule placée, de plus, sous la suzeraineté du sultan.

La région sud, la plus riche, avec la deuxième ville du pays, Plovdiv, fut affublée du nom significatif de Roumélie orientale (pour les musulmans, les Roumis étaient les infidèles : le mot désigne aujourd’hui les tziganes), devenue une province turque dirigée par un gouverneur nommé par Constantinople. Quant à la Macédoine dont la population était reconnue bulgare par les firmans de la Porte, elle fut généreusement offerte à la Turquie et redevint aussitôt victime d’exactions sauvages de la soldatesque turque et des tribus guerrières transférées et établies en Macédoine, notamment soixante mille tatars de Crimée. Ce sont leurs carnages qui avaient rendu nécessaire une conférence des ambassadeurs, à Londres, en 1876. On possède une autre preuve du souverain mépris du Congrès de Berlin pour ce qu’on appelait déjà le droit d’autodétermination des peuples : avant de procéder au partage horizontal de la Bulgarie (nord-sud), la proposition avait été énoncée d’une division verticale (est-ouest). Le caractère ethnique de la population n’a jamais été pris en considération, l’unique intention du Congrès ayant été d’affaiblir un éventuel accroissement de l’influence russe dans la région.

On doit insister sur ce découpage inique dont l’absurdité même présageait la précarité. La division du territoire national, la vassalité rétablie n’était pas le plus grave. Le mal était réparable et fut d’ailleurs vite réparé : à peine sept années plus tard, l’Union des deux Bulgaries avait été solennellement proclamée par le prince Alexandre Battenberg, sans coup férir et sans réactions particulières de Constantinople. En 1907, le prince Ferdinand annonçait l’indépendance, rétablissant en même temps le titre traditionnel de tsar des Bulgares.

Demeurait la Macédoine, toujours sous le joug. Il ne suffit pas de dire que sa libération restait le but principal de la Bulgarie. C’était l’idéal de la nation qui allait dominer désormais toute son existence. Le problème du retour à la mère patrie de la province arrachée allait être l’hypothèque qui pèsera sur toutes ses prises de position dans le domaine international. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler ce que signifiait la perte de l’Alsace pour les générations françaises après 1871.

 L’alliance balkanique et la guerre de 1912-1913

Dès le printemps de 1912 commencent les négociations pour une alliance entre les trois États balkaniques (Bulgarie, Serbie et Grèce, auxquels se joint le Monténégro). Le traité est accompagné d’une convention militaire secrète dont le but est la libération de la Macédoine, sacrifiée par la politique des congrès des grandes puissances. La guerre éclata au début d’octobre de la même année et c’est le petit Monténégro, ayant eu l’honneur d’ouvrir les hostilités avec l’armée de l’Empire ottoman, qui lui infligea sa première défaite. La Turquie fut rapidement vaincue dans cette phase initiale de la guerre. La Bulgarie, par son voisinage direct avec le puissant ennemi, subit, au cours de la durée des opérations, le choc des plus durs combats sur un front de cent vingt à cent trente kilomètres. Elle eut, de loin, le plus grand nombre de tués et blessés ; son armée de deux cent cinquante mille hommes soutint le siège d’Odrine sur la voie de Constantinople, qui capitula le 13 mars 1913.

Durant ce temps, les deux alliés serbe et grec combattaient en Macédoine où ils s’assuraient l’occupation de vastes territoires et établissaient leur pouvoir, même sur les provinces garanties à la Bulgarie par le Traité d’Alliance et désignées comme sa zone non contestée. Leur intention notoire de ne plus les évacuer avait créé une profonde inquiétude et suscité l’extrême exaspération au sein des armées bulgares en Macédoine. Leur commandement commit, le 16 juin 1913, l’erreur tactique de répondre aux chicanes serbes par une attaque qualifiée par un grand homme politique bulgare de démence criminelle… La deuxième guerre balkanique éclata avec les deux alliés félons, auxquels se joignit la Roumanie, pour la curée. La Bulgarie perdit toute la Macédoine, ne conserva en Thrace qu’un couloir vers la mer Égée, qu’elle dut abandonner quelques années après, à la suite de la deuxième guerre mondiale.

Le traité de Berlin, puis celui de Bucarest par lequel s’est terminée la guerre balkanique, sont les sources de ces fatalités de la Bulgarie. Son sort fut scellé, et lorsqu’éclata la grande guerre, elle n’avait plus de liberté de choix. En 1914, elle décida de garder la neutralité, mais sa position géographique excluait la possibilité de la conserver dans les Balkans en flammes. Entre les deux camps, elle ne pouvait choisir que celui qui put lui offrir quelques espérances de réparer l’injustice dont elle avait été victime. Il faut se souvenir qu’en 1915, la Serbie se battait déjà aux côtés des Alliés qui ne pouvaient rien offrir au gouvernement de Sofia. En pleine guerre, un homme d’état serbe les avertit : La Macédoine a été conquise par le sang, elle ne pourra être reprise que par le sang. Et le prince héritier de Serbie renchérit, menaçant Paris et Londres d’une paix séparée avec l’Autriche : Nous préférons offrir à l’Autriche toute la Serbie plutôt que de voir un arpent de terre macédonienne cédé à la Bulgarie.

 La deuxième guerre et le paradoxe bulgare

On a souvent parlé des fautes commises par la Bulgarie en choisissant son camp. La vérité est qu’à cause de sa position au milieu de voisins hostiles – la conférence de la paix de Paris (1919) a été suivie de deux alliances créant deux cordons sanitaires : la Petite Entente (Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Roumanie) puis l’Entente balkanique, cette dernière dirigée expressément contre la Bulgarie. Durant la deuxième guerre, la question de choisir ne se posait plus pour personne devant l’agression nazie. Un regard sur la carte de l’Europe nous rappelle qu’il n’y avait à l’époque que deux catégories de pays : ceux envahis par la Wehrmacht et les alliés du IIIème Reich, plus trois pays neutres : la Suisse, la Suède et le Vatican, et une île: l’Angleterre. Dans la région qui nous occupe, la Hongrie et la Roumanie avaient signé le pacte tripartite de l’Axe et prenaient une part active à la guerre à l’Est. La Bulgarie, après mille tergiversations et manœuvres dilatoires du roi Boris, le signa enfin, suivie de peu par Belgrade. Mais un coup d’état annula cette signature et la Yougoslavie connut à son tour l’occupation. Cependant, seule la Bulgarie n’envoya pas de soldats contre la Russie où se battaient les divisions hongroises et roumaines aux côtés des combattants de la Légion française (LVF). Mieux, la Bulgarie ne rompit même pas les relations diplomatiques avec Moscou durant toute la guerre et les ministres plénipotentiaires d’URSS et du Reich allemand sont demeurés à Sofia jusqu’à la fin du conflit.

Moscou lui déclara la guerre in extremis le 5 septembre 1944 alors qu’un gouvernement des anciens partis démocratiques avait déjà ouvert les hostilités avec l’Allemagne. Paradoxalement, la Bulgarie s’est trouvée un moment en guerre à la fois avec l’URSS et l’Allemagne. La propagande communiste a répandu la version des trois catastrophes nationales de la Bulgarie, entendant par-là la guerre balkanique, la grande guerre, puis la deuxième guerre. La vérité est autre. La dernière guerre a été la seule dont la Bulgarie soit sortie avec un territoire accru par la cession de la Dobroudja du sud par la Roumanie, en 1940. On admettra cependant qu’il y eut une troisième catastrophe nationale, la plus grave pour les trois dernières générations : ce fut le régime totalitaire instauré à la faveur de la guerre de 1939-1945 à laquelle elle n’avait pas participé.